jeudi 8 novembre 2012

Le petit cordonnier et le tyran (partie 3, et fin)

De cette tour magique, nous sommes les gardiens. 
L’un de nous est honnête, et l’autre est un gredin.
Qui de nous répondra, vous ne le saurez pas.
Une seule question chacun de vous posera,
Pour pouvoir découvrir quel portail traverser,
Et atteindre bien vite, cet endroit convoité.
Mais prenez garde amis! Car si l’un d’eux vous mène
à l’intérieur du lieu, l’autre la mort assène.

n lourd silence suivit la déclaration du miroir, qui finit par être rompu par Tahal.
–Hein ?
Il n’obtint aucune réponse, et le miroir resta coi. Il insista.
–Non mais, quelqu’un a compris ce qu’il a dit ? Eh ! Le miroir, tu peux répéter ?
Le miroir ne pipa mot. Alvin toussota.
–Je peux me tromper, mais il s’agit manifestement d’un miroir magique qui renferme un esprit. Non, plutôt deux en fait. Si j’interprète correctement le poème qu’il nous a récité, je dirais que l’un des deux esprits répondra à nos questions par la vérité, et l’autre par un mensonge. Et que nous n’avons droit qu’à une question chacun pour déterminer quel est le bon portail, sachant que le mauvais nous conduirait à la mort.
–C’est aussi ce que j’en comprends, dit Sélène.
–Et pourquoi il ne dit plus rien alors ? demanda Tahal.
–Il doit considérer que vous avez déjà posé votre question. Il faut qu’un autre parmi nous l’interroge. Le problème, c’est qu’il nous reste donc quatre essais seulement. Nous devons réfléchir et poser de bonnes questions.
–C’est impossible, dit Pierpol, comment saurons-nous si l’esprit qui répond est l’honnête ou le malhonnête ?
Une voix s’éleva du miroir.
Lorsque je vous réponds, vous ne pouvez savoir
Car qui de nous disserte, est très aléatoire !
–Pierpol ! S’énerva Sélène. Nous venons de perdre bêtement une question. Evitez de parler à voix haute bon sang !
Le soldat baissa les yeux piteusement. Les cinq compagnons se rapprochèrent pour pouvoir murmurer sans que le miroir les entende.
–Bon, comment peut-on déterminer en trois questions quel est le bon portail ? demanda Alvin. Pour ce qu’on en sait, il n’y a pas de logique particulière. Il peut dire deux fois d’affilée la vérité, ou trois fois un mensonge… on ne peut pas savoir. Il faudrait réussir, en une seule question, à s’assurer qu’on a affaire au bon esprit et quel portail il nous recommande…
–Bin, il suffit de lui demander dit Poljack ! Miroir ! appela-t-il en élevant la voix. Dis-moi si tu es celui qui dit la vérité, et indique moi le bon portail !
Le miroir répondit :
L’honnête esprit je suis, tu ne dois en douter,
Aie toute confiance en moi, et laisse toi guider.
Le portail à ta droite tu devras traverser
Si la vie est pour toi de quelque qualité.
Poljack souriait, semblant fier de lui. Alvin doucha son enthousiasme.
–C’est idiot ! Et qui nous dit que c’est l’esprit honnête qui a répondu ?
–Mais, et bien, je lui ai demandé !
–Et alors ? Ça peut très bien être le menteur qui a répondu qu’il était celui qui dit la vérité, et en nous indiquant du coup le mauvais chemin ! Nous en sommes au même point ! Non, pire : il ne nous reste plus que deux questions ! Bon sang ! Il doit bien y avoir un moyen de s’assurer que l’esprit qui répond nous indique le bon chemin !
–C’était certes idiot, intervint Sélène, mais ça m’a donné une idée. Laissez-moi poser la prochaine question, je suis certaine de pouvoir déterminer le bon portail, ou plutôt, le mauvais…
Elle avait dit cela avec un petit sourire et le regard brillant. Tahal s’empourpra.
–Voyons ! Vous n’allez pas laisser cette gamine gâcher nos chances ? Il nous reste deux questions, nous ne devons pas les gaspiller !
–Franchement, à moins que vous n’ayez un moyen de contraindre un miroir magique à nous dire la vérité, je serais d’avis de la laisser faire, dit Alvin. Moi en tous cas, je n’ai pas la moindre idée de la façon de nous en sortir !
Tahal ouvrit la bouche, mais son regard se perdit dans le vide. Il leva les mains en signe d’impuissance.
–Bah ! Faites comme vous voulez, mais ça m’étonnerais beaucoup qu’une petite sotte puisse venir à bout d’un problème si complexe qu’un magicien de mon calibre ne sache le résoudre facilement !
Sélène se plaça face au miroir et demanda :
–Miroir, que me répondrait ton alter ego si je lui demandais quel est le portail que nous pouvons traverser sans danger ?
Le miroir mit quelques secondes avant d’énoncer :
Le chemin à ta gauche ne présente nul danger,
C’est celui qu’il te faut pour voir ta vie sauvée.
Tahal, Pierpol et Poljack semblaient perplexe, mais le visage d’Alvin s’éclaira.
–Bien sur ! C’est génial ! Le bon portail est donc celui de droite !
–Et oui, dit Sélène avec un petit sourire.
–Hein ? Que… quoi ? s’étouffa Tahal. Mais qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?
Le magicien semblait perdu. Sélène lui répondit calmement.
–C’est logique pourtant. Réfléchissez : si c’est le menteur qui répond, il devra indiquer le contraire de ce que dirait l’esprit honnête, c’est à dire le portail mortel. Et si c’est l’esprit honnête, il répondra honnêtement ce qu’aurait dit le menteur, donc le portail mortel. Dans les deux cas, le miroir nous indique le mauvais portail. Il suffit donc de choisir l’autre pour prendre le chemin sans danger.
Le magicien regardait Sélène avec stupéfaction. Pierpol et son compère semblaient essayer de comprendre en fronçant les sourcils, tandis qu’Alvin et Sélène se regardaient en souriant, d’un air complice. Finalement, Sélène prit la direction du portail de droite qu’elle franchit allègrement. Semblant littéralement avalée par le mur, elle fut immédiatement suivie par Alvin. Le mage et les deux soldats hésitèrent un peu et passèrent à leur suite, non sans une certaine appréhension.

e portail était bien le bon. Les cinq compagnons se trouvaient à présent dans la tour, au pied d’un grand escalier en colimaçon, dont ils entamèrent la montée. Ils finirent par déboucher dans une vaste pièce circulaire, assez encombrée. Les murs étaient garnis de miroirs, pour certains recouverts d’un rideau. De nombreux instruments parsemaient la pièce posés ou non sur des tables. Près du centre, à côté d’un pupitre, une statue, qui devait représenter le maître des lieux, brandissait un petit miroir à bout de bras. Un peu plus loin, on trouvait ce qui ressemblait à une forge.
–Et bien ça n’est pas gagné, lâcha Alvin dans un soupir.
–Mais… où sont les grimoires ? Où sont les parchemins ? Où sont les fioles et les cornues ? s’exclama Tahal.
Alvin haussa les épaules.
–Grimoires et parchemins sont l’apanage des sorciers, et les cornues celui des alchimistes, or, rien ne dit de Scarabulle était un sorcier ou un alchimiste. En fait, compte-tenu de ce que nous voyons, je soupçonne qu’il s’agissait plutôt d’un enchanteur. Je dirais même d’un enchanteur spécialisé dans les miroirs.
–Alors… le secret de l’immortalité serait un miroir ? interrogea Sélène.
–Si un tel secret existe, précisa Alvin, c’est plus que probable.
Les cinq compagnons se séparèrent pour explorer la pièce, à la recherche d’un indice. Tahal avait sorti un pendule, et avançait lentement en faisant osciller celui-ci près de chaque miroir qu’il croisait. Pierpol et Poljack, guère rassurés, s’accrochaient l’un à l’autre et observaient les miroirs accrochés au mur. Sélène examinait les instruments énigmatiques qui parsemaient la pièce, et Alvin s’approcha du pupitre près de la statue. Un petit carnet garni d’une fine écriture difficilement lisible était posé sur la tablette. Alvin s’en saisi et commença à le parcourir.
–Oh ! Regardez ! Il est rigolo ce lapin avec son sablier !
C’était Poljack qui avait parlé. Lui et son compère avait soulevé le coin d’un rideau qui masquait une psyché dont le cadre semblait fait d’or pur. Relevant la tête et voyant cela, le jeune cordonnier prit un air inquiet et s’exclama :
–Non ! Ne regardez p…
Trop tard. Les deux soldats venaient de contempler leur reflet dans le miroir. Avant que quiconque ait pu faire un mouvement, ils semblèrent comme aspirés par le reflet et disparurent aux yeux de tous. Le rideau retomba mollement devant la glace. Alvin lança immédiatement un avertissement.
–Que plus personne ne touche aux rideaux ! Les miroirs qui sont masqués présentent…
Il semblait hésiter.
–…des risques.
Sélène semblait inquiète.
–Que leur est-il arrivé ? Ils sont morts ?
Alvin semblait ennuyé.
–Non… enfin, je ne crois pas. D’après les notes de Scarabulle, dit-il en montrant le carnet qu’il tenait en main, chaque miroir possède des propriétés magiques. Comme je le soupçonnais, c’était un enchanteur. Son écriture n’est pas facile à déchiffrer mais, à priori, la psyché que nos deux compagnons ont contemplé n’était pas mortelle. Apparemment, il s’agit du prototype pour un travail de commande pour… un non-anniversaire ?
Alvin fronça les sourcils.
–C’est bien ce qui est écrit : un non-anniversaire ! Une note dans la marge précise le mot « chapelier ». Enfin bref, un peu comme les portails en bas de la tour, le miroir conduit… ailleurs.
–Oui, mais où ?
–Je ne sais pas trop. Les notes ne sont pas claires, mais apparemment, dans une sorte de royaume magique assez étrange qui…
Tahal interrompit le jeune homme.
–Bon, c’est bien joli tout ça, mais il existe un moyen de les faire revenir ?
–Scarabulle n’en parle pas dans ses notes. En théorie, il faudrait un miroir similaire de l’autre côté. Reste à savoir si Pierpol et Poljack le trouveront…
–En gros, c’est à eux de se débrouiller ?
–En gros oui. Et pour ce qui nous concerne, je recommande d’éviter de se regarder dans n’importe quel miroir.
Tahal hocha la tête pour approuver.
–Et ces notes… elles ne disent pas quel miroir est celui que nous cherchons ?
–Pour l’instant, je n’ai fait que les survoler. Je cherche.
Sélène et le mage s’écartèrent prudemment des miroirs voisins, en jetant des regards nerveux autour d’eux. Alvin finit par dire :
–Les dernières notes évoquent bien quelque chose… Scarabulle y fait référence à sa volonté d’obtenir l’éternité. Il parle d’un miroir…
Le regard de Tahal s’éclaira.
–Le décrit-il ?
–Il y a des croquis préparatoires. Je pense qu’il est assez petit. De forme ronde avec sans doute un dessin de spirale gravé au dos. Le genre de miroir qu’on peut tenir en main…

ahal et Sélène regardaient autour d’eux, cherchant à identifier l’objet répondant à cette description. Finalement, les yeux du mage se posèrent sur le miroir que tenait la statue. Petit. Rond, avec une spirale en relief sur sa face arrière. Tenu dans les mains de la statue. Sans attendre, Tahal se précipita et, partant d’un grand éclat de rire, saisi l’objet en le dissimulant dans les replis de sa cape.
–Nous avons réussi ! éructa-t-il. Le roi va nous couvrir d’or !
Alvin leva les yeux, les reposa sur le carnet, puis les leva de nouveau. Il poursuivit ce va-et-vient à plusieurs reprises. Le jeune cordonnier semblait perplexe. Soudain, en regardant le carnet une énième fois, son regard s’assombrit.
–Oh bon sang ! Tahal, non ! Il ne faut pas… Ce miroir, il ne faut surtout pas le donner au roi !
–Quoi ? Ne me dites pas que ça n’est pas le bon ?
–Hein ? Euh si… enfin… la question n’est pas là, mais…
–Ah ! Je le savais, vous voulez garder cet objet pour vous ! Traitre à la couronne ! Le roi a eu raison de se méfier de vous ! Il m’avait ordonné de me débarrasser de vous et de cette encombrante « princesse » dès que nous aurions réussi la mission ! Ainsi soit-il !
Tahal avait hurlé cela en reculant. A présent, il agitait les mains et marmonnait une incantation :
–Voyons comment avait-il que c’était déjà ? Ah oui ! Ignis ! Hum…  hum… euh…Gallina ignis… euh… imito !
Immédiatement une forme enflammée se forma devant les mains du mage et se dirigea vers Alvin et Sélène. Sans attendre, Tahal sauta sur son tapis volant avec un rire sardonique, et sortit en brisant une fenêtre.
–Mouahaha !


–Côt ?

élène et Alvin contemplaient, incrédules, une grosse volaille qui semblait constituée de flammes. L’air ahuri, l’animal de feu entreprit de picorer quelque gravier au sol.
–Il s’est passé quoi là ? demanda Sélène éberluée.
–Je crois que Tahal a tenté de nous lancer une boule de feu. Mais au lieu de ça, il nous a lancé une… une poule de feu.
–En attendant, il s’est sauvé avec le miroir d’immortalité…
Alvin se frappa le front.
–Oh bon sang ! Le miroir !
–Oui et bien quoi ?
–Ce… ça n’est pas du tout ce que nous pensions ! Il faut impérativement arrêter Tahal avant qu’il ne remette le miroir entre les mains du roi !
–Euh… d’accord, mais comment faire pour l’arrêter ? Il est parti sur sa carpette volante !
–J’ai peut être quelque chose dans mon sac mais… je n’en ai qu’une paire. Il faudra que je vous porte.
Alvin tira de sa besace une paire de bottes en cuir. Curieuse, la jeune femme lui demanda :
–Qu’ont-elles de spécial ?
–Ce sont des bottes de trois lieues et demi. C’est un prototype. La version finale allait jusqu’à sept. A chaque pas, leur porteur peut donc parcourir jusqu’à trois lieues et demi.
Alvin chaussa les bottes, et soulevant Sélène dans ses bras, il s’élança. Le paysage défilait à folle allure. Il ne fallut pas plus de deux heures pour atteindre le palais royal. Sans attendre, les jeunes gens pénétrèrent dans le château et se précipitèrent vers la salle du trône. 
De nombreux courtisans s’y trouvaient qui avaient une expression horrifiée. Au centre de la pièce, on pouvait voir une statue du roi, tenant dans ses mains un miroir. Juste derrière lui, comme regardant par dessus son épaule, une statue du mage Tahal. Autour d’eux, des conseillers affolés courraient en tout sens. Sélène fronça les sourcils.
–Je ne comprends pas, que se passe-t-il ? Que font ces statues ici ?
Les épaules d’Alvin s’affaissèrent. Il secoua la tête d’un air désolé.
–Voilà ce que je voulais éviter. Ce ne sont pas des statues. Pas plus que celle dans la tour n’en était une. Le miroir de Scarabulle donne bien accès à l’éternité mais… sans doute pas de la façon dont il l’imaginait. Je m’en suis douté en lisant ses notes. L’enchantement utilisé me rappelait celui de mes semelles Tempus Fugit. En fait, il fait précisément l’inverse : il ralentit l’écoulement du temps pour celui qui le regarde. Il le ralentit même au point de l’arrêter totalement. Scarabulle, le roi, et Tahal sont figés ainsi pour l’éternité.
–Mais alors, et les vieillards centenaires de Havreclair ? D’où leur vient leur longévité ?
–Les enchanteurs ont presque toujours un ancêtre d’origine féérique. Les humains normaux maîtrisent mal cette forme de magie. Or, les fées ont une espérance de vie très longue, et cela se constate aussi chez leurs enfants même s’ils sont partiellement humains. Si certains habitants de Havreclair sont des descendants de Scarabulle ou même directement des Sidhes de la forêt voisine, cela peut expliquer leur âge avancé sans que la magie y soit mêlée.
Le chancelier Mercurio, qui se trouvait non loin de là, avait entendu tout ce que le cordonnier venait de dire.
–Mais… alors, si le roi est figé pour l’éternité, qui va gouverner le royaume ?
Alvin réfléchit deux secondes.
–Et bien, ça me paraît assez évident, le roi avait un héritier. Une héritière plutôt. La princesse.
–La pr… Moi ? s’exclama Sélène. Mais je ne veux pas gouverner !
–Vous feriez pourtant une reine parfaite, répondit Alvin avec douceur. Vous êtes intelligente et persuasive. Et votre charme ainsi que votre beauté correspondent plutôt bien à l’idée que l’on se fait d’une reine.
–Mais, je ne saurais pas faire ! Je n’y arriverais jamais seule ! Vous devez m’aider…
–Ohlà ! Je ne suis que cordonnier, la gouvernance d’un royaume est une chose qui me dépasse !
–Ahem ! toussota Mercurio, qui observait les jeunes gens avec un petit sourire en coin. Les lois sont ainsi faites : l’héritier du trône est appelé à régner si le souverain en titre se trouve définitivement dans l’impossibilité d’exercer son autorité, ce qui est le cas. En outre, il y a un autre point à régler : le roi avait promis la main de la princesse à messire le cordonnier si le secret d’immortalité lui était ramené. Bien que ce secret ne fut sans doute pas ce qu’il en attendait, le marché a bel et bien été rempli…
Alvin écarquilla les yeux, et balbutia en rougissant :
–Ah… euh… ne vous en faites pas pour ça Sélène. Je… je… ça n’est pas mon genre de forcer qui que ça soit… enfin, je veux dire… je ne…
Souriant d’un air espiègle, la jeune femme dit :
–Quoi ? Je ne vous plais pas messire cordonnier ?
–Que… hein ? Non ! Pas du tout ! Euh, je veux dire si, bien sûr ! Rhaaa… Je vous trouve ravissante et… et charmante, et tout ça, c’est évident, mais je ne forcerai jamais une jeune femme à m’épouser sur la base d’une promesse faite par quelqu’un d’autre ! Ce sont des pratiques barbares ! Et puis… on ne se connaît pas depuis très longtemps, et…
Sélène jeta un œil vers son père, toujours avec un petit sourire. Ce dernier lui retourna un regard attendri. Elle se tourna de nouveau vers Alvin.
–Tu es quelqu’un de bien Alvin. Cette seule réponse suffirait à me le prouver si je ne l’avais pas déjà remarqué auparavant. Soit : nous ne nous marierons pas pour respecter la promesse du roi. Mais si tu le veux, j’aimerais que nous apprenions à mieux nous connaître, et, peut être dans quelques temps, si tu me demandes ma main…
Elle n’acheva pas sa phrase. Le jeune homme était rouge comme une pivoine, mais son sourire valait toutes les réponses.


a princesse Sélène fut couronnée dès le lendemain, afin d’éviter une trop longue vacance du trône qui aurait pu donner de mauvaises idées aux royaumes voisins. La cérémonie fut sobre, mais dans la semaine qui suivit, la nouvelle se répandit dans le royaume et des festivités furent organisées spontanément un peu partout. Le tyran déchu n’était guère regretté. Le règne de Sélène fut paradoxalement très court. Elle organisa quelques réformes qu’elle jugeait primordiales, puis modifia la constitution du royaume afin d’en faire une démocratie. Six mois après l’accession au trône de la toute nouvelle reine, cette dernière abdiqua pour laisser la place au président nouvellement élu par la population en liesse : l’ancien chancelier Mercurio.

e président Mercurio gouverna la république de Roquedur avec sagesse durant de nombreuses années, et sous son impulsion, le pays devint un véritable pôle commercial et culturel.
Pierpol et Poljack finirent par reparaître un beau jour. Ils racontèrent une épopée très fantaisiste qu’ils auraient vécu dans un étrange royaume magique. Personne ne les cru, mais leurs histoires ayant beaucoup de succès, ils finirent par se lancer comme troubadours sous leurs noms complets : Pierpol Lewis et Poljack Caroll. Leurs spectacles faisaient salles combles.
Diego ne fut plus jamais vu en Roquedur, mais un voyageur de passage raconta l’avoir croisé dans le royaume voisin de Brocéliande, en bordure de la grande forêt des Sidhes. Apparemment il avait vécu de passionnantes aventures dans les Terres Sauvages de Cairn et envisageait d’y retourner au plus vite pour y retrouver une amie chère à son cœur.
Alvin et Sélène choisirent de ne pas se marier, du moins pas tout de suite. Manifestement très amoureux l’un de l’autre, ils se trouvaient cependant tous deux un peu jeunes pour cela. De plus, les origines féériques d’Alvin le rattrapaient, et la quête qu’ils avaient réalisé avait servit de déclencheur : le cordonnier avait attrapé le démon du voyage. Ils décidèrent donc de partir ensemble, pour explorer le vaste monde. Ils vécurent encore de nombreuses aventures, mais ceci est une autre histoire…

Fin

samedi 6 octobre 2012

Le petit cordonnier et le tyran (partie 2)

’expédition fut donc montée. Lorsque le jeune cordonnier eut fini de préparer son sac, il rejoignit son escorte, et l’on se mit en route. Une carriole, tirée par deux chevaux, était conduite par Pierpol et Poljack. A l’arrière, le jeune capitaine était assis à côté de Sélène, qui semblait soucieuse. Face à eux, Alvin et le mage Tahal étaient assis silencieusement. Diego s’éclaircit la voix en se raclant la gorge.
Pierpol et Poljack, au rapport!

–Dites-moi messire Tahal, comment êtes vous censé tenir le roi informé de notre avancée ?
Tahal lança un regard au militaire, et attrapa son turban. Après quelques gestes étranges et une mystérieuse incantation, il en tira un pigeon.
–Crou ? fit l’animal
–Voilà. C’est un pigeon voyageur, dit Tahal.
–Ah, je vois fit le soldat, manifestement déçu. J’avoue que j’avais plutôt pensé à une boule de cristal…
Tahal remit le pigeon dans le turban, et refis à nouveau des mouvements de la main et baragouinant une autre formule. Cette fois-ci, c’est une sphère transparente qui apparut dans sa main.
–Oh, j’en ai une aussi dit-il. Mais j’ai parfois du mal à capter. Alors je préfère prendre mes précautions.
Des petits bâtonnets de couleur vertes et de taille croissante apparaissaient sporadiquement dans la boule de cristal.
–C’est amusant, fit Pierpol. On dirait un petit escalier qui se construit.
Tahal remballa sa boule de cristal. Un silence embarrassé s’installa, à nouveau rompu par Diego.
–Bon… et bien on avance pas mal, dit-il d’un air souriant. A ce rythme nous devrions atteindre Havreclair après demain. Ça nous laisse juste le temps de trouver ce qu’on cherche, et de rentrer.
–Justement, intervint Alvin. Vous pourriez nous en dire un peu plus ?
–C’est que… je ne sais pas grand chose. Tout ça, ce ne sont que des rumeurs. Bon, à part que les vieux vivent très vieux dans mon village. Ça c’est véridique. Pour le reste, les légendes sont assez floues et se contredisent souvent… Le seul point qu’on peut considérer comme constant, c’est que tout cela est lié à la tour du Sorcier. De même, il est à peut prêt certain que les vieux-très vieux du village sont des descendants du sorcier en question.
–Et ce sorcier ? On en sait plus ?
–Guère plus. C’était il y a plusieurs siècles, alors forcément, l’histoire est poussiéreuse. On connaît son nom, c’était le sorcier Scarabulle…
Sélène pouffa.
–Scarabulle ? Quel drôle de nom !
–Ne riez pas mademoi… euh, princesse Sélène, répondit Diego. Chez nous, c’est un nom qu’on évite de prononcer sans jeter un coup d’œil derrière soi. Un nom qui suscite la crainte…Bref, ce sorcier semait la terreur sur mon village de son vivant. Il vivait dans une grande tour sombre, située sur une île du lac de Septime. C’est au bord de ce lac que se trouve Havreclair. De nos jours encore, les pêcheurs évitent d’approcher de l’île. Et l’on dit que des cris sinistres, des hurlements à vous glacer le sang, s’élèvent parfois de la tour, par les nuits sans lune et lorsque le brouillard se répand sur le lac.
Le mage Tahal intervint.
–Et qu’est-il devenu ce sorcier ?
–Les légendes ne sont pas claires. Certaines disent qu’il est mort. D’autres qu’il est prisonnier d’un piège magique pour l’éternité. On dit aussi qu’il aurait pris sa retraite et cultiverait des tomates dans son jardin. Certains pensent qu’il a tout plaqué pour aller s’installer dans les îles du sud à siroter des cocktails aux fruits exotiques.
–Et ? En fait ? interrogea Tahal.
–Bin on ne sait pas justement. Si ça se trouve on va le croiser quand on entrera dans sa tour pour y trouver la potion d’immortalité…
Alvin l’interrompit.
–Nous ignorons si cela prend la forme d’une potion. Si Scarabulle était vraiment sorcier, je penche plutôt pour un sortilège, ou un rituel. Les potions, c’est plutôt un truc d’alchimiste. Et puis, on ne sait pas non plus si ça marche…
–Mais… et les anciens de mon village alors ? C’est pas une preuve ? demanda le jeune capitaine.
–Si l’on veut, répondit Alvin. Ça ne prouve pas que Scarabulle avait découvert l’immortalité. Peut être au plus une certaine longévité. Et encore, nous ignorons à quel prix… rien ne dit qu’il se l’est appliqué à lui-même.



a carriole poursuivit sa route toute la journée à un assez bon rythme. Le soir venu, l’équipage s’arrêta dans une petite taverne pour voyageur qui bordait la route : l’auberge Inn. La nuitée était bon marché, et le petit déjeuner compris. Deux chambres furent réservées : l’une pour Sélène, et l’autre pour les hommes. Tout le monde dormît profondément cette nuit là, la fatigue du voyage aidant. Après un robuste repas du matin, les compagnons reprirent la route. Mais au bout d’une demi-journée de route leur avancée fut interrompue brutalement. L’un des essieux de la carriole cassa net, faisant verser celle-ci sur le côté et laissant choir ses passagers. Heureusement pour eux, aucun blessé ne fut à déplorer. En revanche, effrayé, l’un des chevaux parvint à s’enfuir. Tandis que tout le monde se remettait de ses émotions, Diego examinait la carriole pour voir si elle était réparable. Pierpol et Poljack partirent à la recherche du cheval fugueur.
–J’ai une mauvaise nouvelle, annonça Diego. L’essieu n’est pas réparable. En tout cas, pas ici en rase campagne.
–C’est ennuyeux, intervint Tahal. Je ne crois pas que nous soyons près d’un village.
–Nous pourrions essayer de trouver une ferme, pour y faire la réparation ? suggéra Alvin.
–Sauf que nous ignorons s’il y a une ferme proche, dit Diego. La simple recherche peut nous prendre du temps, nous sommes en pleine cambrousse.
–Je peux envoyer un message au roi, dit Tahal. Il nous enverra une nouvelle charrette…
–Mais ça prendra plus d’une journée. Nous risquerions de prendre du retard.
Les deux soldats revinrent à cet instant. Sans le cheval.
–Désolé, on ne l’a pas trouvé.
–De toutes façons la carriole est irréparable, dit Diego. Il va falloir reprendre la route à pieds. Et espérer croiser une ferme où nous pourrons réquisitionner une autre carriole. 
–Ça risque de nous prendre beaucoup trop de temps, intervint Alvin. J’ai peut-être une solution pour ne pas en perdre.
Et il commença à fouiller dans son sac, sortant plusieurs paires de semelles. Diego semblait perplexe.
–Euh… oui, certes, de bonnes semelles nous permettront de marcher plus longtemps, mais je ne suis pas sûr que…
–Essayez-les, vous verrez, dit Alvin avec un petit sourire.
Intrigué, le capitaine s’exécuta. Il retira ses chaussures, y plaça les semelles, et les renfila. Instantanément, aux yeux de ses compagnons, il sembla agir comme si quelqu’un avait appuyé sur la touche avance rapide d’une télécommande. Sélène partit d’un fou rire.
–Hi hi hi ! Quelle énergie d’un coup !
–Ce sont les semelles, précisa Alvin. Je les appelle semelles Tempus Fugit. C’est pour les gens pressés. Et ça tombe bien, nous le sommes. Evitons de perdre trop de temps, les effets ne sont pas permanents, et ils vont en diminuant.
Alvin en distribua à tout le monde, et l’on se répartit l’équipement indispensable qui étais stocké dans la carriole. Puis on reprit la route. Le cheval restant fut libéré dans la nature puisqu’il n’y avait pas de semelle adaptée pour lui. De leur point de vue, tout semblait se dérouler au ralenti. Mais bien vite une question se posa.
–A mon avis, dit Alvin, nous devrions couper à travers champs. Ça nous permettrait de gagner du temps en avançant en ligne droite.
–Nous risquons de passer à côté d’un village sans le voir, objecta Diego. Nous pourrions y récupérer une carriole.
–Cette région du royaume est peu peuplée, les villages sont rares, et souvent pauvres.
–Mais en coupant en ligne droite, il nous faudra traverser la forêt de Rochelune, précisa le capitaine avec un air inquiet.
–Et alors ? demanda Alvin.
–Alors, on la dit maudite.
–Peut être, mais ça nous permettrait d’arriver dans les temps, même à pied.
–A condition d’être toujours vivants pour arriver…
Alvin soupira.

Alvin argumente.

–Je ne suis pas sur que nous ayons vraiment le choix. Comme cette région est peu peuplée, et pauvre, il y a peu de chances que nous puissions obtenir une charrette. Et en suivant la route, nous nous rallongeons. Ça nous fait perdre trop de temps. Je ne suis pas ravi à l’idée de traverser une forêt maudite, mais c’est le seul moyen. Et puis, nous sommes nombreux, ça devrait bien se passer…
A contrecœur, Diego finit par en convenir. Et l’équipe quitta la route tracée pour s’enfoncer dans les prairies, vers la sinistre forêt de Rochelune. Elle semblait dense et plutôt sombre. Les compagnons de voyage marquèrent une petite hésitation, et entrèrent sous le couvert des arbres. A mesure qu’ils avançaient, l’effet des semelles semblait diminuer : autour d’eux, les choses recommençaient à bouger à une vitesse normale. Et le soleil déclinait. Au bout d’un moment, il commença à faire si sombre qu’il devenait impossible de progresser. Ils durent s’arrêter dans une petite clairière pour bivouaquer. Faisant apparaître une petite flamme au bout de son pouce, Tahal alluma un petit feu de camp, et les compagnons se partagèrent quelques rations de voyage qu’ils avaient en leur possession.
Toute l’équipe était silencieuse, aux aguets du moindre bruit insolite. Soudain, un craquement retentit non loin de leur clairière. Tout le monde se crispa. Diego saisi son épée, pendant que Pierpol et Poljack attrapaient leurs hallebardes. Un grand ours fit son apparition dans la clairière. L’énorme animal se dirigea vers le groupe. Diego se mit en position de combat. Pierpol et Poljack déglutirent bruyamment. L’ours se redressa soudain sur ses pattes arrières et ouvrit la gueule.
–Bon sang, mais c’est pas vrai ? dit l’ours en mettant ses pattes avant sur ses hanches. Alors déjà l’autre jour, y a cette gamine là, une petite blonde à bouclette, qui vient se taper l’incruste chez nous pendant qu’on est en promenade. Elle bouffe notre soupe et dort dans nos lits. Et pas plus tard que ce matin rebelote! Une bande de nabots traverse la forêt en chantant comme des casseroles, accompagnés par une donzelle pâlichonne qui ne cessait de se plaindre que sa belle-mère avait tenté de la tuer... Et maintenant, v’là les campeurs !
Les compagnons regardaient l’ours sans comprendre.
–C’est vrai quoi ! Moi je m’installe avec ma p’tite famille dans une forêt « maudite » histoire d’avoir la paix. Et d’un coup, y a foule ! Non mais on peut vraiment avoir la paix nulle part ! J’en ai plein le dos là…
L’ours se tourne alors vers la forêt, et d’une voix forte :
–CHERIE !! Fait les bagages, attrape le petit, on déménage ! Marre des gitans dans le jardin !
Et l’ours fit demi-tour avant de s’enfoncer dans la forêt d’où il venait de sortir.
–Quelqu’un a compris quelque chose ? demanda Diego.
Tous secouèrent la tête négativement.
Sur ce, l’on se prépara à dormir en se répartissant des tours de garde. Nul ne trouva réellement le sommeil : les bruits de la forêt ayant tendance à être nombreux et angoissant. Néanmoins, la nuit se passa sans anicroche.



e lendemain, les compagnons poursuivirent leur route, parvenant à sortir de la sinistre sylve au terme de plusieurs heures d’une marche laborieuse et semée d’embûches. Havreclair n’était plus qu’à une petite journée de trajet pédestre. A la tombée de la nuit, une vieille étable abandonnée tint lieu de gite de fortune. Et en milieu de matinée le lendemain, on arriva en vue du lac de Septime et du village de Havreclair. Entouré de montagnes peu élevées, ce lac semblait perpétuellement couvert d’une brume collante et impénétrable qui rendait la région humide et peu accueillante. Cela devait avoir une influence sur les habitants de la région, car dès son arrivée, le petit groupe sentit se peser sur lui des regards inquisiteurs et inamicaux. Le ton maussade des rares autochtones qui acceptaient de leur parler n’avait rien d’engageant lui non plus. Il fallait pourtant trouver une embarcation qui accepte de mener la troupe jusqu’à l’île de Scarabulle. 
Là encore, une mauvaise surprise attendait la troupe : apparemment, depuis plusieurs mois, un monstre sévissait  dans le lac, et passait son temps à attaquer les pêcheurs. Plusieurs d’entre eux avaient été dévorés, et de nombreux bateaux avaient été détruits. Tant et si bien que seules quelques modestes barques subsistaient pour emmener les rares pêcheurs restant, et suffisamment courageux, à tout juste quelques mètres de la rive.
 Au final, à part une minuscule barque qui aurait bien du mal à transporter plus de trois personnes bien serrées, aucun bateau ne pouvait emmener le groupe à sa destination, au grand dam de Sélène et d’Alvin, mais au grand soulagement de Diego, qui ne faisait plus guère le fanfaron depuis leur arrivée dans cette ambiance sinistre.
–J’ai bien une solution, commença Alvin, mais…
–Mais ? Interrogèrent ses compagnons.
–Et bien… il va falloir s’organiser, car je n’en aurai pas pour tout le monde…
–C’est à dire ? demande Sélène en fronçant les sourcils.
–Bon, voilà : je dispose de sandales permettant de marcher sur l’eau. Je les avais fabriquées suite à une commande d’un étranger des terres du sud, une sorte de hippie barbu aux cheveux long qui voulait faire une blague à ses amis. Je les appelle les sandales Fluctuat nec Mergitur. Enfin bref, elles fonctionnent très bien…
–Et alors, ou est le problème ? insista Tahal.
–Le problème, c’est que je n’en ai pas assez pour tout le monde ! Nous sommes six, et je n’ai que deux paires.
–Ah… fit Tahal.
–Oui : ah ! répondit Alvin.
–Certains d’entre nous pourraient attendre ici, suggéra Diego.
–Ou alors, proposa Sélène, deux d’entre nous mettent les sandales et en portent un troisième, pendant que les trois autres utilisent la barque. Nous n’avons quand même pas fait tout ce chemin ensemble pour nous séparer maintenant ?
–Mais… mais… ça n’est pas risqué ça ? intervint Pierpol. Et le monstre alors ?
–Le lac est grand, précisa Diego, porter quelqu’un jusqu’à l’île serait épuisant. Il vaut mieux que l’un d’entre nous reste ici, au port. C’est plus sûr ! Je…
–Que la princesse Sélène reste ici dans ce cas, dit Tahal. Cette quête n’est de toutes façons pas la place d’une gamine !
–Eh ! s’insurgea la principale intéressée.
–Ah…euh, oui ! Bien sûr ! Sélène… répondit Diego, visiblement déçu. Oui, évidemment, ça n’est pas la place d’une femme.
–Non, mais oh ! Dites donc… s’indigna la jeune femme, tandis que Poljack approuvait de la tête.
Alvin toussota.
–Hum. Le mieux serait peut-être de lui demander à elle ce qu’elle veut faire, non ? Je ne pense pas qu’elle ait besoin que l’on décide pour elle…
Sélène jeta un petit regard vers le jeune cordonnier. Un petit sourire fugace accompagné d’un froncement de sourcil apparût quelques secondes.
–Merci Alvin, dit elle. Et bien moi je veux venir. Je n’ai pas peur du monstre, ni de ce Scarabulle. Si quelqu’un d’autre veut rester, qu’il reste.
Mal à l’aise, Diego dansait d’un pied sur l’autre et Pierpol commençait à lever la main timidement. Tahal leva les yeux au ciel et renifla avec mépris avant de prendre la parole.
–Tss ! Bon, très bien, j’utiliserai donc mes immenses pouvoirs magiques pour me déplacer par mes propres moyens. Ainsi, personne ne sera bloqué ici.
Baissant la main, Pierpol semblait déçu, tandis que le capitaine fronçait les sourcils. Le mage ouvrit sa besace et en sortit un minuscule tapis. Guère plus qu’une carpette à dire vrai. Semblant se concentrer, il agita les mains selon des mouvements complexes et prononça une formule magique :
–Ego agitare volantis tapete !
A peine eut-il prononcé ces mots, que la carpette se mit à flotter dans les airs, à environ trente centimètres du sol. Diego parut surpris.
–Ah ? Vous faites aussi de la vraie magie alors ? dit-il.
Tahal parut offensé.
–Evidemment, mécréant inculte ! Je suis mage.
–Mais, pourquoi n’avoir pas lancé ce sortilège plus tôt ? Nous aurions gagné du temps à voyager ainsi, dit Sélène.
–Euh… dit Tahal l’air gêné, c’est à dire que je… je… ce sort, est assez complexe voyez-vous, et euh… il est très difficile à lancer sur des grandes surfaces.
–Des grandes surfaces ? interrogea Alvin.
–Oui, enfin : plus grand que ce petit tapis, je n’y arrive pas. Voilà. C’est un tapis une place. Bon, on ne va pas y passer la nuit : vous donnez les sandales aux autres et on y va ?
 


t ainsi fut fait. Tahal s’installa sur sa carpette volante, et Sélène, Pierpol et Poljack prirent place dans la petite barque que Diego et Alvin, chaussant les sandales, entreprirent de tracter avec une corde. Au bout d’une heure on n’apercevait même plus les bords du lac tant la brume était dense. Régulièrement Tahal remontait au dessus de la brume, laborieusement, pour s’assurer de la direction de l’île. Soudain Diego cria.
–Aaaah ! J’ai vu quelque chose passer sous mes pieds !
Tout le monde se mit à regarder nerveusement la surface de l’eau. Lorsqu’une grande ombre passa sous la barque, les deux soldats qui se trouvaient à bord hurlèrent avant de se jeter dans les bras l’un de l’autre en tremblant de peur. La petite embarcation tangua dangereusement. Diego lâcha la corde, et prit ses jambes à son cou.
–Eh ! cria Alvin. Revenez !
Voyant cela, les deux soldats morts de peur, entreprirent de ramer avec les mains, mais, ce faisant, ils déséquilibrèrent la barque tant et si bien qu’elle chavira, projetant ses occupants dans l’eau froide et boueuse du lac de Septime. Tandis que Pierpol et Poljack s’accrochaient à la coque retournée, Alvin se précipita pour saisir la main de Sélène, qui, tétanisée par l’eau glacée, commençait à se noyer.

Un terrifiant dragon!

A cet instant, un long cou surmonté d’une énorme tête, pourvue d’une mâchoire garnie de dents acérées, émergea des eaux à quelques mètres du jeune cordonnier. La carpette de Tahal fit une embardée, et le magicien écarquilla les yeux à la vue du monstre.
–Alvin, dit Sélène d’une voix tremblante, j’ai dit que je n’avais pas peur du monstre… et bien j’ai changé d’avis ! J’ai peur ! J’ai même très peur là, dit-elle en s’accrochant au jeune homme de toutes ses forces.
Alvin lui-même ne semblait guère rassuré. Tandis qu’il évaluait ses chances de soulever la jeune femme dans ses bras et de partir en courant pour échapper à la gigantesque créature, cette dernière dardait son regard perçant sur lui. Ayant relevé son altitude de vol de quelques mètres, Tahal, quand à lui, semblait compulser nerveusement un petit livre – un grimoire ? – à la recherche de quelque chose qu’il ne semblait pas trouver. Soudain, il s’exclama :
–Ah ! J’ai trouvé ! Boule de feu !
Et il se lança dans des gestes compliqués en prononçant la formule :
–Euh..Pila…euh.. ignobiles…euh… imito !
Aussitôt, des mains du magicien jaillit une boule de couleur assez indéfinissable, plutôt marron-cacadois, et de laquelle émanait une odeur putride. La sphère ignoble vint s’écraser avec un bruit spongieux, sur le sommet du crâne de la créature. Celle-ci tourna son regard vers le magicien qui levait un sourcil d’étonnement en regardant ses mains.
–Bon, alors déjà : « de feu », c’est « ignis », et pas « ignobiles », lança le monstre. « Ignobiles », c’est « ignoble », et je vous confirme que votre boule, là, elle émet une odeur assez ignoble. Je doute franchement que ça puisse blesser qui que ça soit, mais avec ce sortilège, vous n’allez pas vous faire que des amis, c’est moi qui vous le dis !
–Ah…euh… balbutia Tahal, les yeux ronds. Vous parlez ?
–Bravo ! Quel sens de l’observation, fit le monstre. Dites, pour devenir magicien vous êtes arrivé premier au concours ?
–Au concours ? demanda Tahal en fronçant les sourcils.
–Bin oui ! Le concours de circonstances ! Non parce que là, franchement…
–Vous êtes un dragon d’eau, n’est-ce pas ? demanda Alvin.
–Tin tin tin tin, tin tin ! chantonna la créature.  Et notre grand gagnant eeeeest… le gringalet pré-pubère ! Oui, je suis un dragon aquatique, aquatilium draco. Sous-espèce dragon des lacs, aquatilium draco lacus.
–Ne nous mangez pas ! implorèrent Pierpol et Poljack, toujours accrochés à la barque, et grelotant tant de peur que de froid.
–Vous manger ? ricana le dragon. Et bien… ça dépend, êtes-vous des algues ?
–Des algues ? demanda Tahal.
–Les dragons d’eau sont herbivores, précisa Alvin.
–Algivores pour être exact, précisa l’intéressé. Je ne mange que des algues quoi !
–Mais… et les pêcheurs que vous avez dévoré alors ? intervint Sélène.
–Les pêcheurs que j’ai… ? Le dragon secoua la tête. Attendez, on parle bien des ploucs avinés du village voisin ? Franchement, je ne mange pas de ça. Ils sont tellement alcoolisés qu’ils passent leur temps à éventrer leurs navires sur les récifs. Et comme les coques sont souvent vermoulues au dernier degré, du fait de leur manque d’entretien dû à une paresse chronique des habitant du crus… Désolé de vous décevoir, ils sont parfaitement capables de se noyer tous seuls. Mais c’est tellement plus facile d’accuser « le moooooonstre du lac », ajouta-t-il avec des trémolos dramatiques dans la voix.
–Mais alors, pourquoi avez-vous surgi ainsi ? demanda Alvin.
–Vous vous dirigez vers l’île située au centre du lac, je me trompe ?
–Oui, en effet, nous…
–Je vous le déconseille. Il y reste de la magie active, et plutôt puissante. Entre nous, même moi je n’y mettrais pas les nageoires. Les derniers à l’avoir fait n’en sont pas revenus. Mais bon, après vous faites comme vous le sentez hein. Moi, je tenais juste à vous prévenir, c’est vous qui voyez. Bon, sur ce, je vous laisse, je n'ai pas fini mon repas.
–Euh…merci, et au revoir monsieur le dragon, dit Tahal.
–Alors déjà, c’est madame, et ensuite j’espère que vous allez réussir à retrouver votre copain. Celui qui s’est sauvé en courant là. Parce que là il est parti tout droit en direction de la frontière, et avec cette brume… enfin, à bon entendeur…
Et la grande créature disparût sous la surface de l’eau. Tant bien que mal, Tahal et Alvin parvinrent à redresser la barque, et Sélène et les deux soldats y reprirent place, trempés jusqu’au os et frissonnant de froid.



es compagnons finirent par atteindre l’île minuscule, au centre de laquelle trônait une grande tour de pierre. Nulle trace de Diego. Ils essayèrent bien de l’appeler pendant de longues minutes, mais il ne se manifesta pas.
Tahal semblait perplexe.
–Qu’à donc voulu dire le dra… la dragonne ? De quelle frontière parlait-elle ? Le royaume s’étend bien au delà du lac de Septime !
Ce fut Alvin qui lui répondit.
–Il y a frontière, et… frontière. Les revendications territoriales du royaume vont bien au-delà, mais en pratique, le lac borde la grande forêt des Sidhes, dans les Terres Sauvages de Cairn. C’est un territoire impénétrable et dangereux, peuplé de créatures magiques pas toujours amicales. Aucun soldat de Roquedur ou d’un autre royaume n’y a jamais mis les pieds… ou plutôt, aucun n’en est revenu. Si Diego s’est retrouvé là-bas, il y a peu de chances qu’on le revoit un jour. 
Leur ami s’était-il perdu dans la brume ? Ou bien était-il retourné à Havreclair ? En tous cas, ils n’étaient plus que cinq à présent. Trempés, par l’eau du lac et la brume, frigorifiés, ils s’avancèrent vers la bâtisse.


Une tour sombre et mystérieuse...
Après en avoir fait le tour, ils constatèrent qu’aucune entrée n’était visible. En l’examinant de plus près, Alvin finit par trouver un fin tracé dans le mur. Cela semblait dessiner deux portes de belle taille, séparées d’environ deux mètres l’une de l’autre. Autour de ces lignes, des symboles mystérieux et à demi effacés avaient été gravés. Entre les deux portes, à hauteur d’homme, un petit miroir était scellé dans la pierre. Alvin identifia les symboles comme étant une forme d’écriture magique. Les lignes formaient apparemment deux portails magiques, qu’il suffisait de franchir pour arriver dans un autre lieu, qui pouvait être très éloigné. Les questions étaient de savoir : pourquoi il y avait deux portails, et où ils menaient. Y avait-il deux destinations différentes ?

–Et le miroir, demanda Tahal, à quoi sert-il ?
Ce fut le miroir lui-même qui répondit : une voix étrange émanant de ce dernier. 

De cette tour magique, nous sommes les gardiens.
L’un de nous est honnête, et l’autre est un gredin.
Qui de nous répondra, vous ne le saurez pas.
Une seule question chacun de vous posera,
Pour pouvoir découvrir quel portail traverser,
Et atteindre bien vite, cet endroit convoité.
Mais prenez garde amis! Car si l’un d’eux vous mène
à l’intérieur du lieu, l’autre la mort assène.


(a suivre...)

samedi 18 août 2012

Le petit cordonnier et le tyran (partie 1)



l était une fois… un petit cordonnier dénommé Alvin. Âgé d’à peine une vingtaine d’années, c’était un bon cordonnier, très méticuleux. Il était apprécié de ses clients et voisins, et sa réputation n’était plus à faire. Les souliers et les chaussures fabriqués par Alvin avaient souvent des propriétés surprenantes : parfois utiles, parfois juste amusantes. Il faut préciser que Alvin n’était pas un cordonnier ordinaire… on le disait un peu magicien, et de fait, par sa grand-mère maternelle, le sang des fées coulait dans ses veines. Les traits de son visage, très délicats, ainsi que ses yeux couleur ambre et ses cheveux cendrés semblaient d’ailleurs crier ses origines féeriques. Nombreuses étaient les jeunes femmes du village, et parfois même des dames mariées, qui auraient voulu conquérir le cœur du jeune homme, mais celui-ci semblait ne pas s’intéresser aux manigances de la gent féminine.

Alvin avait repris le commerce de son père, lorsque celui-ci était devenu trop âgé pour ce travail. De sa mère, Alvin savait très peu de choses. On dit les fées très versatiles, et fort peu citadines. A demi fée elle-même, elle n’aimait guère habiter en ville, et passait le plus clair de son temps à voyager, même du vivant du père d’Alvin. Installée dans le petit village de Clochecendre, à une dizaine de lieues de Roquefort capitale du royaume de Roquedur, l’échoppe de notre petit cordonnier était cependant réputée par delà les frontières du royaume. Et de riches étrangers venaient régulièrement de très loin pour commander des souliers spéciaux. A Clochecendre, on raconte qu’un colosse, un ogre disait-on, avait un jour acheté une paire de botte permettant, parait-il, de franchir sept lieues à chaque pas… mais ceci est une autre histoire…


e royaume de Roquedur était dirigé, d’une main de fer dans un gant d’acier, par le vieux tyran Léandre 1er. Avare, paranoïaque, égocentrique, perpétuellement de mauvaise humeur,  et diaboliquement rusé, sa majesté Léandre était à la tête du royaume depuis la mort de son père, le peu mémorable roi Gaspar VI, cinquante et un ans plus tôt. Cinquante et une années qu’il avait mises à profit pour étouffer toute velléité de révolte, et remplir les caisses royales à en faire craquer les coffres. Mais nul n’est éternel, et ce ne sont pas toujours les meilleurs qui doivent partir. En la cinquante et unième année de son règne donc, Léandre eut une attaque. Ses médecins parvinrent à le sauver, on ne sais trop comment, mais sa santé précaire laissait peu de place au doute : les jours du roi étaient désormais comptés !

Ce qui aurait conduit à la tristesse, la résignation, ou peut être même à une certaine sérénité chez le commun des mortels, eut un effet fort différent sur le monarque. Loin de se résigner et de mettre ses affaires en ordre, Léandre entra dans une violente colère en entendant le verdict des médecins.

Les colères de Léandre étaient à la démesure du dictateur, violentes et incontrôlables. Un mot de trop pouvait signer l’arrêt de mort du fautif. Le chancelier Mercurio était bien placé pour le savoir puisqu’il avait hérité de son poste suite à une regrettable erreur de son prédécesseur. Et présentement, c’était lui-même qui était sur la sellette. A la demande du roi, il convoqua tous ses conseillers, mages, astrologues et officiers militaires afin de trouver une solution : rien de moins qu’une alternative à la mort !

Les premiers ne surent que suggérer au roi de se ménager et de déléguer ses fonctions pour se reposer le plus possible. Le roi les fit envoyer presque séance tenante dans les mines de sel du royaume pour tentative de coup d’état. Les seconds suggérèrent au monarque d’absorber une potion contenant un mélange de rosée recueillie la nuit de pleine lune succédant immédiatement à une éclipse solaire, de sang de dragon argenté, de bave de loup-garou et de coriandre (pour le goût). Mais les troisièmes ne pronostiquant aucune éclipse dans les dix années suivantes, la suggestion fut rejetée par le roi d’un tonitruant : « Imbéciles ! ».

Pour ce qui est des officiers militaires, ils semblaient bien se demander ce qu’ils pourraient bien trouver, quand, à cours de propositions, le roi se tourna vers eux. Curieusement, le salut leur vint du plus jeune d’entre eux : un capitaine de la garde récemment promus et âgé d’à peine 25 ans. Guère méchant, un peu candide même, le jeune homme eut pourtant l’idée qui allait sortir ses aînés du mauvais pas où ils se trouvaient.
–Seigneur Léandre, j’ai peut être une idée, commença le jeune homme.
–Je ne savais même pas que j’avais des soldats capables d’en avoir…et laquelle donc est-ce, ton idée ? demanda le souverain, narquois.
–Et bien sire, dans le village d’où je viens, beaucoup de vieillards vivent centenaires et plus que centenaires parfois. Le vieux Mathurin aurait atteint l’âge de cent cinquante trois ans dit-on…
Le roi parut soudain plus attentif.
–Continue, tu m’intéresses là…
–Les raisons exactes en sont mal connues…en fait, les histoires se contredisent sauf sur un point…
–Et lequel ?
–Cette longévité serait directement liée à une tour se trouvant non loin…une vieille tour abandonnée qui aurait appartenu à un puissant mage. Le secret de longue vie viendrait de là…et il s’y trouve sans doute encore.
–Excellent ! Voilà une information utile ! Et…quel est ton nom au fait ?
–Diego Bartolomeo Miguelito Martinez y Miranda de Havreclair.
–…le dernier sorti ferme la porte. Bon, Diego, mon petit Diego, tu vas me prendre une escorte de deux soldats et tu vas te rendre à cette tour, avec pour mission de me ramener le secret de l’immortalité.
–Euh…sire…c'est-à-dire que…
–Oserais-tu désobéir à ton souverain et maître ?
–Non votre altesse, se hâta de répondre le jeune homme. C’est juste que…et bien…je n’y connaît fichtre rien en magie…et…euh, comment dire…outre que je ne saurais pas forcément reconnaître un secret d’immortalité si j’en voyais un, cette tour doit être truffée de pièges magiques contre lesquels je serais totalement impuissant. Mieux vaudrait envoyer un mage…
–Ah oui ? Et dans ce cas, comment les centenaires de ton village s’y seraient pris pour l’avoir ce secret ? Hein ?
–Ils n’ont pas eu à le faire votre altesse, tous sont des descendants, des enfants illégitimes du puissant mage qui vivait là…
¬Le roi pris un air grognon. Se tournant vers son chancelier :
–Y a pas de justice mon bon Mercurio… Ces pèquenots jouissent d’une vie indéfiniment longue parce qu’ils sont les rejetons d’un obscur alchimiste, et moi, qui suis fils de roi, je suis au bord de la tombe alors que j’entre à peine dans la fleur de l’âge !
–Vous devriez vous ménager votre splendeur sérénissime, ça vous prolongerait certainement…et puis, vie longue ou courte, c’est notre lot à tous d’en voir le bout un jour…
–Pas à moi sinistre idiot ! Je suis roi ! Le plus grand que ce pays n’ait jamais eu…et à ce titre, il est inconcevable que la mort m’emporte avant que je ne me sois lassé de la vie ! Au lieu de débiter des lieux communs, vous feriez mieux de trouver une solution pour trouver le secret de longévité dans cette vieille tour moisie !
–Pourquoi ne pas envoyer l’un de vos mages sire ? Tahal par exemple, c’est le meilleur d’entre eux, suggéra le chancelier.
A ces mots, les principaux intéressés blêmirent. Le roi se tourna vers eux, puis se retourna vers son chancelier l’air désabusé.
–Vous pensez franchement que ces demeurés seraient capables de remplir une telle mission ? Allons Mercurio, vous savez aussi bien que moi que je ne les ai engagés à mon service que parce qu’ils sont nuls…ainsi ils ne représentent aucune menace pour moi. Mais pour ce genre de mission, j’ai besoin de gens compétents… Trouvez-moi une solution rapidement Mercurio, ou vous risquez bien de perdre toute utilité pour moi…
Le ton du souverain était lourd de sous-entendus.

Le chancelier avait une fille prénommée Sélène. Ravissante, et dotée d’un esprit pénétrant, elle craignait souvent pour la vie de son père, qui servait un roi si ombrageux et soupe-au-lait. Aussi, le voyant en difficulté, elle prit  timidement la parole.
–J’ai peut-être une solution, dit-elle.
Nombre de personnes présentes la regardèrent avec une lueur d'espoir, tintée d’incrédulité.
Mercurio, Léandre et Tahal sont incrédules.
–Voilà. J’ai entendu parler d’un jeune cordonnier vivant dans le village de Clochecendre, à quelques lieues d’ici, et qui aurait des pouvoirs magiques. Il paraît que beaucoup de ses clients viennent de très loin dans les royaumes voisins pour acheter ses services.
–Un cordonnier magicien hein ?
–Oui votre Altesse, ses talents sont réputés même dans les royaumes voisins.
–Chancelier !
–Oui sire, répondit Mercurio.
–Faites envoyer un messager au cordonnier de Clochecendre. Par ordre de son roi, il doit se rendre à Havreclair pour y quérir le secret de l’immortalité.
–Euh…à vos ordres sire !
Et voici donc comment Alvin le Cordonnier se retrouva mêlé à tout cela.


e chancelier Mercurio interrogea le jeune capitaine pour avoir les détails et rédigea un message à l’attention du jeune artisan, qu’il fit porter prestement par un écuyer royal. Le messager n’eut guère de difficultés pour trouver le jeune homme et lui remettre le message. Pour autant, ce dernier n’eut pas la réaction attendue : au lieu de se réjouir de servir son souverain, ou de craindre son courroux, il se contenta de hausser les épaules et de rendre le message au messager.
–Je n’ai pas le temps pour cela, dit-il. J’ai beaucoup de commandes en attente, et je n’ai pas de temps à consacrer à ce genre de demandes. Mais si le roi le souhaite, je peux l’inscrire en liste d’attente pour des souliers.
Et le messager rentra donc bredouille au palais. A l’annonce de cet inattendu contretemps, Léandre entra dans une rage folle, menaçant la moitié du palais des mines de sel. Mercurio eut beaucoup de mal à le faire se calmer. 
–Nom d’un troll en pantoufle ! Son roi lui donne un ordre et il refuse ? Mais où va le monde, je vous le demande ?
–Votre immensité, intervint Mercurio, peut être devrait-on lui proposer une récompense ?
–Arg ! Que je n’aime pas ce mot… récompense ! Brrr ! A moi, ça me semble obscène… non ? Vous voulez pas qu’on lui file les clés du coffre non plus ?
–Et bien… il y va de votre vie sire.
Le chancelier était sûrement un peu naïf, mais il savait y faire avec son roi.
–Touché. Bon, va pour une… brrr… récompense. Mais pas trop grosse hein ? Faudrait voir à pas grever le budget de l’état… et l’état, c’est moi.
Un nouveau message fut dépêché. Et un nouveau refus essuyé.
–Que ferais-je de cet or ? demanda Alvin. Je ne cherche pas la richesse, mais juste de quoi vivre. Et je vis très bien de mon métier. Merci. Au revoir.
Cette fois, pour Léandre, c’était le pompon.
–Il ne cherche pas la richesse ? Non mais dites moi, oh ! Vous êtes bien sûr qu’il est magicien votre coco là ? Ça ne serait pas plutôt l’idiot du village ? Mais qu’est-ce qu’il veut à la fin ? 
–Et bien, peut être faudrait-il envisager une récompense d’une autre sorte ? Je ne sais pas moi…
–D’une autre sorte ? Qu’est-ce qui peut valoir plus que l’or ? Ah mais oui, j’y suis ! Ce garçon est un de ces idiots romantiques. Et comme tous les romantiques, il veut épouser la princesse comme dans les histoires. Bon, et bien voilà ! Il suffit de lui proposer la main de la princesse ! Je suis génial… Qu’on prépare le messager…
–C’est un plan génial votre grandeur, flatta le chancelier. Il y a cependant un minuscule détail…
–Détail ? Quel détail ?
–Euh, et bien… vous ne vous êtes jamais marié sire, par peur qu’une épouse ne dilapide votre fortune. Du coup, vous n’avez pas de fille. Et donc, il n’y a pas de princesse.
–Pas de princesse ?
–Pas de princesse.
–Ah zut. Pourtant ça semblait être une bonne idée… voyons, on pourrait peut être désigner une princesse, non ? N’importe qui, on s’en fiche, de toutes façons, c’est pour la galerie !
–Mais …
–Tient ! Votre fille Mercurio ! Elle sera parfaite ! Elle semble avoir un certain succès auprès des hommes, elle fera parfaitement l’affaire ! Promulguez un décret de suite et qu’on aille me chercher ce fichu cordonnier, par la force s’il le faut ! 
Quand le décret nommant Sélène princesse fut publié, le roi fit renvoyer une escorte armée à Clochecendre pour en ramener le pauvre cordonnier.

e soldat de 1ère classe Pierpol n’avait rien d’un foudre de guerre. Lui, il s’était plutôt engagé dans l’armée pour avoir la paix. Nourri, logé, blanchi, il n’aspirait qu’à une chose : atteindre la retraite sans trop de bobos. Certes la paye était indigente, mais Léandre 1er craignait fortement de mécontenter ses voisins et de déclencher une guerre susceptible de lui faire perdre son trône et les avantages qui l’accompagnent. De ce fait il s’arrangeait pour entretenir les meilleures relations possibles avec eux. Par conséquent, les chances pour l’armée roquedurienne de se retrouver au combat étaient des plus minces. D’autant que toute opposition à la couronne avait été balayée 20 ans plus tôt.

A l’inverse, le soldat de 2nde classe Poljack s’était engagé pour l’action. Et pour l’uniforme. Ça plait aux filles l’uniforme. Enfin en théorie. Et pour l’action c’est un peu pareil : manifestement, c’était plutôt de la théorie, parce que pour le moment, à part l’entraînement… Plutôt mou l’entraînement d’ailleurs. Du coup là, forcément, une arrestation avec violence potentielle à la clé, ça l’excitait un chouïa le Poljack. Alors que Pierpol, pas du tout. Au contraire même. Il ne cessait d’ailleurs de se répéter qu’il était trop vieux pour ça. Bon, en même temps, comme il était âgé d’à peine 29 ans, on n’y croyait pas vraiment. Nos deux gens d’armes, arrivèrent donc en vue de Clochecendre. Le soldat Pierpol, craignant des ennuis, préféra aviser son compère, et néanmoins subalterne.
–Bon, écoute. Vu que je suis le plus vieux, et le plus gradé, vaut mieux que tu me laisses parler.
–Oh, moi ça me va. La parlotte c’est pas trop mon truc. Je le surveillerai. S’il tente de s’échapper : tchac ! Un coup de hallebarde !
–Oui… enfin bon, tu sais il serait peut être préférable de ne pas trop l’intimider. Si jamais il se sent menacé, qui sait de quoi il est capable ? On dit qu’il est magicien…
–Oui, bah un magicien, ça lance des sorts beaucoup moins bien avec une hallebarde plantée dans le bide !
–Aïe aïe aïe… bon, je vais faire plus simple. On lui demande gentiment de nous suivre. Sans hallebarde dans le bide et sans menaces. C’est un ordre ! Là !
Poljack grommela un peu. Pour une fois qu’un peu d’action se présentait… enfin, les ordres sont les ordres. Vivement qu’il monte en grade.

L’échoppe du cordonnier était très bien située. En plein centre du village, sur la place près de la fontaine. Clochecendre était un petit village rural où il faisait bon vivre. Tous les habitants se connaissaient. Et tout le monde se saluait aimablement. Du coup, les messagers qui se succédaient depuis quelques jours, et les deux soldats qui venaient de débarquer, ça faisait jaser, forcément. Lorsque Pierpol et Poljack arrivèrent à la boutique, Alvin était en train de servir une cliente. Une étrangère manifestement, vêtue d’une robe émettant de petits scintillements. Elle tenait à la main une baguette dégageant parfois quelques étincelles.
Oh! La belle cordonnerie!
–Votre commande est prête, dit Alvin. Ça n’a pas été facile, vos spécifications étaient plutôt particulières, mais je pense que vous devriez être satisfaite.
–On m’a dit le plus grand bien de vous, répondit la cliente d’une voix cristalline. Elle semblait assez âgée, mais avait dû être d’une grande beauté dans sa jeunesse.
Sortant une jolie paire de souliers qui semblaient faits de verre ou de cristal, Alvin demanda :
–Sans indiscrétion, qui vous a parlé de ma cordonnerie ?
–Un chat pour qui vous aviez confectionné une paire de botte l’an passé. Il n’avait pu vous payer à l’époque, étant sans le sou. Vous lui avez demandé de vous faire de la réclame en guise de paiement.
–Ah oui, je me souviens. Les bottes lui vont bien ?
–A la perfection ! C’est devenu quelqu’un d’important maintenant. Et je ne serais pas surprise que vos bottes y soient pour quelque chose, ajouta malicieusement la vieille femme.
–Oh vous savez, je ne fais que mon travail. Consciencieusement. Voilà donc vos souliers de bal en verre. Ça n’est pas une matière que j’ai l’habitude de travailler, c’est pour ça que ça m’a pris du temps. Comme vous me l’avez demandé, ils s’adapteront parfaitement au pied de votre filleule, et ne pourront être portés par personne d’autre après cela. Je n’avais jamais pensé à cette méthode d’antivol. C’est original.
–Ah, excellent. Je savais que vous étiez l’homme qu’il me fallait.
Agitant sa baguette, la cliente fit apparaître une bourse de cuir, apparemment bien garnie, dans une gerbe d’étincelles.
–Voilà pour vous mon garçon ! indiqua la fée dans un grand sourire.
Alvin ouvrit rapidement la bourse.
–Mais… il y a trop ! C’est plus que ce dont nous avions parlé…
–Tatata ! Ne protestez pas. C’est une compensation pour la difficulté du travail demandé. Et puis ça remboursera les bottes de notre ami félin, ajouta-t-elle avec un clin d’œil. Sur ce, je vous prie de m’excuser, mais je suis attendue. Le bal auquel doit participer ma filleule est pour bientôt, et j’ai de la route à faire.
Elle agita à nouveau sa baguette, et s’éleva un instant dans les airs, avant de disparaître au milieu d’une explosion de bulles.
A l’extérieur, les deux soldats semblaient ne pas en mener large.
–Tu as vu ça ? Je t’avais dit que c’était un magicien, dit Pierpol. Il va nous transformer en crapauds si on le mécontente !
–C’était elle la magicienne, protesta faiblement Poljack…
–Mais tu as entendu comme moi ? Il lui a fabriqué des souliers magiques ! Je te dit que lui aussi !
–Peut être, oui bon ! admit le jeune soldat impétueux à contrecœur. On va essayer d’être poli…
C’est donc avec les genoux qui tremblaient un peu que nos deux valeureux soldats pénétrèrent dans la boutique. C’est Pierpol qui prit la parole, d’une voix mal assurée.
–Alvin le cordonnier ? demanda-t-il.
–Et qui d’autre, vêtu en cordonnier, dans la seule cordonnerie du village, répondit Alvin.
–Euh… par ordre de sa majesté Léandre 1er, roi de Roquedur, vous devez nous suivre. S’il vous plait ajouta-t-il, en souriant.
–Euh… comme ça tout de suite ?
–Et bien, euh, oui. C’est à dire que c’est un ordre du roi alors…
–Mais j’ai déjà dit que je n’acceptais pas sa soi-disant mission ! protesta Alvin.
–Ah oui d’accord… Ah ah ah ! Il y a méprise ! ricana Pierpol en transpirant abondamment.
–Je me disais aussi…
–Oui, non… euh, c’est pas pour la mission, c’est pour vos fiançailles avec la princesse, précisa Pierpol en transpirant de plus belle.
–Mes… mes… quoi ?
–Vos… fiançailles, répondit le soldat en déglutissant bruyamment.
Alvin était stupéfait. Il n’avait jamais pensé que les choses iraient dans ce sens.
–Je… vois. Je vous suis messieurs les soldats, dit Alvin, bien décidé à clarifier les choses une bonne fois pour toutes.
Pierpol et Poljack soupirèrent de soulagement. Les choses se passaient mieux qu’ils n’avaient oser l’espérer. C’est pourquoi la surprise fut totale, lorsqu’en sortant de la cordonnerie, il se retrouvèrent tous trois nez à nez avec une foule compacte de villageois. Principalement des femmes. Et quelques hommes qu’elles avaient rameuté en urgence. Avec des fourches aussi. Et qui n’avaient pas l’air aimable. Le regard des deux soldats détailla cette assemblée lentement. Une femme d’une quarantaine d’années s’adressa aux soldats d’un ton qui se voulait tout sauf complaisant.
–Dites donc vous deux ! On peut savoir où vous emmenez notre Alvin ?
–Et bien… euh… par ordre du roi…, commença Pierpol.
–Il doit être fiancé à la princesse ! C’est un ordre royal ! acheva Poljack en serrant sa hallebarde plus fortement qu’à l’habitude.
Des cris, féminins, s’élevèrent de la foule, se muant en rumeur. Des fourches se dressèrent, plus menaçantes. La femme repris la parole.
–La princesse ? Et quelle princesse ? Le roi n’a pas d’enfant !
Pendant que Poljack tentait de compter ses adversaires, Pierpol répondit. 
–Un décret royal a désigné Sélène, la fille du chancelier Mercurio comme princesse et héritière du trône, dit-il.
Et tandis que Poljack concluait qu’au delà de trois personnes ça faisait trop de monde, la populace baissa les armes, abasourdie. Ce fut dans un silence assourdissant, tout juste troublé de quelques gémissements féminins, que les deux militaires escortèrent Alvin jusqu’au palais.

 son arrivée, on le mena prestement devant le roi et sa cour. Sélène était vêtue pour l’occasion d’une robe splendide qui soulignait sans peine sa grande beauté. Mais elle paraissait fort gênée de cette situation. Son père, Mercurio, semblait lui aussi très ennuyé. Encadré par les deux soldats, Alvin s’agenouilla maladroitement devant la cour rassemblée.
–Bien ! dit Léandre. Cordonnier, voici la princesse Sélène. Ramenez-moi le secret de longue vie qui se trouve à Havreclair, et je vous donnerai sa main.
–Votre altesse, répondit Alvin mal à l’aise, je ne suis qu’un simple cordonnier qui aspire à exercer son métier en paix. Je ne cherche pas d’épouse, je ne suis pas un aventurier et…
Alvin s’interrompit. L’expression du souverain se faisait menaçante, et son visage commençait à devenir rouge de colère.
–Mercurio, votre idée de princesse était stupide ! Je vais… commença-t-il avec un ton menaçant.
Une princesse low-cost
Pressentant une menace directe sur la vie de son père, Sélène ne pris pas le temps de réfléchir, elle se leva et se précipita vers le jeune cordonnier.
–Gentil cordonnier, je vous en supplie ! Acceptez cette quête de bonne grâce, et ramenez le secret de longue vie au roi ! Si vous faites cela, sachez que je serai heureuse de devenir votre épouse dévouée !
Elle avait dit cela avec un regard suppliant que peinait à dissimuler un sourire charmeur. Alvin n’eut pas le temps prononcer un seul mot, que Sélène le serrait dans ses bras en murmurant à son oreille :
–Je vous en prie, acceptez ! Il en va de la vie de mon père, sans doute de la vôtre, et peut-être même de la mienne ! Le chancelier est un brave homme, il ne mérite pas d’être châtié à cause de la colère du roi !
Alvin se sentit fondre. Le parfum de la jeune femme était enivrant, sa voix d’une grande douceur et ses yeux tristes pétillaient d’intelligence. Elle poursuivit à voix haute.
–Je vous accompagnerai messire cordonnier. Et ainsi, au nom du roi, je serai la garante du respect des termes de votre marché.
Le cœur serré et la gorge nouée, Alvin accepta en balbutiant. Même le roi ne put s’empêcher d’être admiratif.
–Bravo princesse Sélène ! Vous avez su réussir à convaincre ce jeune entêté. Je vous laisse six jours pour accomplir cette quête. Pas un de plus, ou l’accord ne tiendra plus, et il aura des conséquences… néfastes.
Le ton du roi était de nouveau lourd de menaces. Sélène fronça les sourcils : le délai était bien court pour accomplir la prouesse demandée. Se tournant vers Alvin, le roi poursuivit.
–Vous serez accompagné du capitaine Diego…euh… Machin-Chouette, qui est de la région, et de mon mage Tahal, qui maintiendra la communication avec moi. Je vous adjoint également les deux soldats qui vous ont escorté ici, pour vous prêter main forte en cas de grabuge. Et puisque la princesse en a émis l’idée, elle vous accompagnera donc. Préparez-vous à partir au plus vite, le compte à rebours commence dès à présent.

n peu plus tard, dans le secret de son bureau, le roi Léandre reçu le mage Tahal, le plus gradé de ses magiciens. Comme tous ceux qui servaient le roi, ce dernier n’était guère compétent ni intelligent, mais il avait l’immense mérite d’être totalement fidèle à son souverain.
–Mon brave Tahal, lui dit-il, vous allez m’écouter attentivement…
–Je suis toute ouïe, sire.
–Je n’ai aucune confiance dans ce gringalet qui va accomplir cette mission. Et pour tout dire, je n’en ai guère plus dans cette gamine : elle est trop maligne. Elle a réussi à se faire nommer princesse. Qui nous dit qu’elle ne va pas tenter d’en profiter pour me voler mon trône ?
–Ah ! La traitresse, s’exclama le mage.
–Bon. Je vois que nous sommes d’accord. Vous allez les accompagner Tahal. Officiellement, pour maintenir la communication avec moi, et officieusement, je vous charge d’un travail : une fois que vous aurez trouvé le secret de l’immortalité, vous me le ramenez, et vous vous débarrassez de ces deux parasites. De façon… définitive.
–Comptez sur moi, sire !

(a suivre...)

Post scriptum : cette histoire étant un peu longue, j'ai choisi de la publier en trois articles. Ceci également pour permettre à D.Syne d'avoir le temps de réaliser quelques dessins. La suite étant déjà écrite et corrigée, les articles suivants ne tarderont guère... (sinon, vous pouvez aller troller D.Syne qui flemmarde trop pour ses illustrations).