samedi 6 octobre 2012

Le petit cordonnier et le tyran (partie 2)

’expédition fut donc montée. Lorsque le jeune cordonnier eut fini de préparer son sac, il rejoignit son escorte, et l’on se mit en route. Une carriole, tirée par deux chevaux, était conduite par Pierpol et Poljack. A l’arrière, le jeune capitaine était assis à côté de Sélène, qui semblait soucieuse. Face à eux, Alvin et le mage Tahal étaient assis silencieusement. Diego s’éclaircit la voix en se raclant la gorge.
Pierpol et Poljack, au rapport!

–Dites-moi messire Tahal, comment êtes vous censé tenir le roi informé de notre avancée ?
Tahal lança un regard au militaire, et attrapa son turban. Après quelques gestes étranges et une mystérieuse incantation, il en tira un pigeon.
–Crou ? fit l’animal
–Voilà. C’est un pigeon voyageur, dit Tahal.
–Ah, je vois fit le soldat, manifestement déçu. J’avoue que j’avais plutôt pensé à une boule de cristal…
Tahal remit le pigeon dans le turban, et refis à nouveau des mouvements de la main et baragouinant une autre formule. Cette fois-ci, c’est une sphère transparente qui apparut dans sa main.
–Oh, j’en ai une aussi dit-il. Mais j’ai parfois du mal à capter. Alors je préfère prendre mes précautions.
Des petits bâtonnets de couleur vertes et de taille croissante apparaissaient sporadiquement dans la boule de cristal.
–C’est amusant, fit Pierpol. On dirait un petit escalier qui se construit.
Tahal remballa sa boule de cristal. Un silence embarrassé s’installa, à nouveau rompu par Diego.
–Bon… et bien on avance pas mal, dit-il d’un air souriant. A ce rythme nous devrions atteindre Havreclair après demain. Ça nous laisse juste le temps de trouver ce qu’on cherche, et de rentrer.
–Justement, intervint Alvin. Vous pourriez nous en dire un peu plus ?
–C’est que… je ne sais pas grand chose. Tout ça, ce ne sont que des rumeurs. Bon, à part que les vieux vivent très vieux dans mon village. Ça c’est véridique. Pour le reste, les légendes sont assez floues et se contredisent souvent… Le seul point qu’on peut considérer comme constant, c’est que tout cela est lié à la tour du Sorcier. De même, il est à peut prêt certain que les vieux-très vieux du village sont des descendants du sorcier en question.
–Et ce sorcier ? On en sait plus ?
–Guère plus. C’était il y a plusieurs siècles, alors forcément, l’histoire est poussiéreuse. On connaît son nom, c’était le sorcier Scarabulle…
Sélène pouffa.
–Scarabulle ? Quel drôle de nom !
–Ne riez pas mademoi… euh, princesse Sélène, répondit Diego. Chez nous, c’est un nom qu’on évite de prononcer sans jeter un coup d’œil derrière soi. Un nom qui suscite la crainte…Bref, ce sorcier semait la terreur sur mon village de son vivant. Il vivait dans une grande tour sombre, située sur une île du lac de Septime. C’est au bord de ce lac que se trouve Havreclair. De nos jours encore, les pêcheurs évitent d’approcher de l’île. Et l’on dit que des cris sinistres, des hurlements à vous glacer le sang, s’élèvent parfois de la tour, par les nuits sans lune et lorsque le brouillard se répand sur le lac.
Le mage Tahal intervint.
–Et qu’est-il devenu ce sorcier ?
–Les légendes ne sont pas claires. Certaines disent qu’il est mort. D’autres qu’il est prisonnier d’un piège magique pour l’éternité. On dit aussi qu’il aurait pris sa retraite et cultiverait des tomates dans son jardin. Certains pensent qu’il a tout plaqué pour aller s’installer dans les îles du sud à siroter des cocktails aux fruits exotiques.
–Et ? En fait ? interrogea Tahal.
–Bin on ne sait pas justement. Si ça se trouve on va le croiser quand on entrera dans sa tour pour y trouver la potion d’immortalité…
Alvin l’interrompit.
–Nous ignorons si cela prend la forme d’une potion. Si Scarabulle était vraiment sorcier, je penche plutôt pour un sortilège, ou un rituel. Les potions, c’est plutôt un truc d’alchimiste. Et puis, on ne sait pas non plus si ça marche…
–Mais… et les anciens de mon village alors ? C’est pas une preuve ? demanda le jeune capitaine.
–Si l’on veut, répondit Alvin. Ça ne prouve pas que Scarabulle avait découvert l’immortalité. Peut être au plus une certaine longévité. Et encore, nous ignorons à quel prix… rien ne dit qu’il se l’est appliqué à lui-même.



a carriole poursuivit sa route toute la journée à un assez bon rythme. Le soir venu, l’équipage s’arrêta dans une petite taverne pour voyageur qui bordait la route : l’auberge Inn. La nuitée était bon marché, et le petit déjeuner compris. Deux chambres furent réservées : l’une pour Sélène, et l’autre pour les hommes. Tout le monde dormît profondément cette nuit là, la fatigue du voyage aidant. Après un robuste repas du matin, les compagnons reprirent la route. Mais au bout d’une demi-journée de route leur avancée fut interrompue brutalement. L’un des essieux de la carriole cassa net, faisant verser celle-ci sur le côté et laissant choir ses passagers. Heureusement pour eux, aucun blessé ne fut à déplorer. En revanche, effrayé, l’un des chevaux parvint à s’enfuir. Tandis que tout le monde se remettait de ses émotions, Diego examinait la carriole pour voir si elle était réparable. Pierpol et Poljack partirent à la recherche du cheval fugueur.
–J’ai une mauvaise nouvelle, annonça Diego. L’essieu n’est pas réparable. En tout cas, pas ici en rase campagne.
–C’est ennuyeux, intervint Tahal. Je ne crois pas que nous soyons près d’un village.
–Nous pourrions essayer de trouver une ferme, pour y faire la réparation ? suggéra Alvin.
–Sauf que nous ignorons s’il y a une ferme proche, dit Diego. La simple recherche peut nous prendre du temps, nous sommes en pleine cambrousse.
–Je peux envoyer un message au roi, dit Tahal. Il nous enverra une nouvelle charrette…
–Mais ça prendra plus d’une journée. Nous risquerions de prendre du retard.
Les deux soldats revinrent à cet instant. Sans le cheval.
–Désolé, on ne l’a pas trouvé.
–De toutes façons la carriole est irréparable, dit Diego. Il va falloir reprendre la route à pieds. Et espérer croiser une ferme où nous pourrons réquisitionner une autre carriole. 
–Ça risque de nous prendre beaucoup trop de temps, intervint Alvin. J’ai peut-être une solution pour ne pas en perdre.
Et il commença à fouiller dans son sac, sortant plusieurs paires de semelles. Diego semblait perplexe.
–Euh… oui, certes, de bonnes semelles nous permettront de marcher plus longtemps, mais je ne suis pas sûr que…
–Essayez-les, vous verrez, dit Alvin avec un petit sourire.
Intrigué, le capitaine s’exécuta. Il retira ses chaussures, y plaça les semelles, et les renfila. Instantanément, aux yeux de ses compagnons, il sembla agir comme si quelqu’un avait appuyé sur la touche avance rapide d’une télécommande. Sélène partit d’un fou rire.
–Hi hi hi ! Quelle énergie d’un coup !
–Ce sont les semelles, précisa Alvin. Je les appelle semelles Tempus Fugit. C’est pour les gens pressés. Et ça tombe bien, nous le sommes. Evitons de perdre trop de temps, les effets ne sont pas permanents, et ils vont en diminuant.
Alvin en distribua à tout le monde, et l’on se répartit l’équipement indispensable qui étais stocké dans la carriole. Puis on reprit la route. Le cheval restant fut libéré dans la nature puisqu’il n’y avait pas de semelle adaptée pour lui. De leur point de vue, tout semblait se dérouler au ralenti. Mais bien vite une question se posa.
–A mon avis, dit Alvin, nous devrions couper à travers champs. Ça nous permettrait de gagner du temps en avançant en ligne droite.
–Nous risquons de passer à côté d’un village sans le voir, objecta Diego. Nous pourrions y récupérer une carriole.
–Cette région du royaume est peu peuplée, les villages sont rares, et souvent pauvres.
–Mais en coupant en ligne droite, il nous faudra traverser la forêt de Rochelune, précisa le capitaine avec un air inquiet.
–Et alors ? demanda Alvin.
–Alors, on la dit maudite.
–Peut être, mais ça nous permettrait d’arriver dans les temps, même à pied.
–A condition d’être toujours vivants pour arriver…
Alvin soupira.

Alvin argumente.

–Je ne suis pas sur que nous ayons vraiment le choix. Comme cette région est peu peuplée, et pauvre, il y a peu de chances que nous puissions obtenir une charrette. Et en suivant la route, nous nous rallongeons. Ça nous fait perdre trop de temps. Je ne suis pas ravi à l’idée de traverser une forêt maudite, mais c’est le seul moyen. Et puis, nous sommes nombreux, ça devrait bien se passer…
A contrecœur, Diego finit par en convenir. Et l’équipe quitta la route tracée pour s’enfoncer dans les prairies, vers la sinistre forêt de Rochelune. Elle semblait dense et plutôt sombre. Les compagnons de voyage marquèrent une petite hésitation, et entrèrent sous le couvert des arbres. A mesure qu’ils avançaient, l’effet des semelles semblait diminuer : autour d’eux, les choses recommençaient à bouger à une vitesse normale. Et le soleil déclinait. Au bout d’un moment, il commença à faire si sombre qu’il devenait impossible de progresser. Ils durent s’arrêter dans une petite clairière pour bivouaquer. Faisant apparaître une petite flamme au bout de son pouce, Tahal alluma un petit feu de camp, et les compagnons se partagèrent quelques rations de voyage qu’ils avaient en leur possession.
Toute l’équipe était silencieuse, aux aguets du moindre bruit insolite. Soudain, un craquement retentit non loin de leur clairière. Tout le monde se crispa. Diego saisi son épée, pendant que Pierpol et Poljack attrapaient leurs hallebardes. Un grand ours fit son apparition dans la clairière. L’énorme animal se dirigea vers le groupe. Diego se mit en position de combat. Pierpol et Poljack déglutirent bruyamment. L’ours se redressa soudain sur ses pattes arrières et ouvrit la gueule.
–Bon sang, mais c’est pas vrai ? dit l’ours en mettant ses pattes avant sur ses hanches. Alors déjà l’autre jour, y a cette gamine là, une petite blonde à bouclette, qui vient se taper l’incruste chez nous pendant qu’on est en promenade. Elle bouffe notre soupe et dort dans nos lits. Et pas plus tard que ce matin rebelote! Une bande de nabots traverse la forêt en chantant comme des casseroles, accompagnés par une donzelle pâlichonne qui ne cessait de se plaindre que sa belle-mère avait tenté de la tuer... Et maintenant, v’là les campeurs !
Les compagnons regardaient l’ours sans comprendre.
–C’est vrai quoi ! Moi je m’installe avec ma p’tite famille dans une forêt « maudite » histoire d’avoir la paix. Et d’un coup, y a foule ! Non mais on peut vraiment avoir la paix nulle part ! J’en ai plein le dos là…
L’ours se tourne alors vers la forêt, et d’une voix forte :
–CHERIE !! Fait les bagages, attrape le petit, on déménage ! Marre des gitans dans le jardin !
Et l’ours fit demi-tour avant de s’enfoncer dans la forêt d’où il venait de sortir.
–Quelqu’un a compris quelque chose ? demanda Diego.
Tous secouèrent la tête négativement.
Sur ce, l’on se prépara à dormir en se répartissant des tours de garde. Nul ne trouva réellement le sommeil : les bruits de la forêt ayant tendance à être nombreux et angoissant. Néanmoins, la nuit se passa sans anicroche.



e lendemain, les compagnons poursuivirent leur route, parvenant à sortir de la sinistre sylve au terme de plusieurs heures d’une marche laborieuse et semée d’embûches. Havreclair n’était plus qu’à une petite journée de trajet pédestre. A la tombée de la nuit, une vieille étable abandonnée tint lieu de gite de fortune. Et en milieu de matinée le lendemain, on arriva en vue du lac de Septime et du village de Havreclair. Entouré de montagnes peu élevées, ce lac semblait perpétuellement couvert d’une brume collante et impénétrable qui rendait la région humide et peu accueillante. Cela devait avoir une influence sur les habitants de la région, car dès son arrivée, le petit groupe sentit se peser sur lui des regards inquisiteurs et inamicaux. Le ton maussade des rares autochtones qui acceptaient de leur parler n’avait rien d’engageant lui non plus. Il fallait pourtant trouver une embarcation qui accepte de mener la troupe jusqu’à l’île de Scarabulle. 
Là encore, une mauvaise surprise attendait la troupe : apparemment, depuis plusieurs mois, un monstre sévissait  dans le lac, et passait son temps à attaquer les pêcheurs. Plusieurs d’entre eux avaient été dévorés, et de nombreux bateaux avaient été détruits. Tant et si bien que seules quelques modestes barques subsistaient pour emmener les rares pêcheurs restant, et suffisamment courageux, à tout juste quelques mètres de la rive.
 Au final, à part une minuscule barque qui aurait bien du mal à transporter plus de trois personnes bien serrées, aucun bateau ne pouvait emmener le groupe à sa destination, au grand dam de Sélène et d’Alvin, mais au grand soulagement de Diego, qui ne faisait plus guère le fanfaron depuis leur arrivée dans cette ambiance sinistre.
–J’ai bien une solution, commença Alvin, mais…
–Mais ? Interrogèrent ses compagnons.
–Et bien… il va falloir s’organiser, car je n’en aurai pas pour tout le monde…
–C’est à dire ? demande Sélène en fronçant les sourcils.
–Bon, voilà : je dispose de sandales permettant de marcher sur l’eau. Je les avais fabriquées suite à une commande d’un étranger des terres du sud, une sorte de hippie barbu aux cheveux long qui voulait faire une blague à ses amis. Je les appelle les sandales Fluctuat nec Mergitur. Enfin bref, elles fonctionnent très bien…
–Et alors, ou est le problème ? insista Tahal.
–Le problème, c’est que je n’en ai pas assez pour tout le monde ! Nous sommes six, et je n’ai que deux paires.
–Ah… fit Tahal.
–Oui : ah ! répondit Alvin.
–Certains d’entre nous pourraient attendre ici, suggéra Diego.
–Ou alors, proposa Sélène, deux d’entre nous mettent les sandales et en portent un troisième, pendant que les trois autres utilisent la barque. Nous n’avons quand même pas fait tout ce chemin ensemble pour nous séparer maintenant ?
–Mais… mais… ça n’est pas risqué ça ? intervint Pierpol. Et le monstre alors ?
–Le lac est grand, précisa Diego, porter quelqu’un jusqu’à l’île serait épuisant. Il vaut mieux que l’un d’entre nous reste ici, au port. C’est plus sûr ! Je…
–Que la princesse Sélène reste ici dans ce cas, dit Tahal. Cette quête n’est de toutes façons pas la place d’une gamine !
–Eh ! s’insurgea la principale intéressée.
–Ah…euh, oui ! Bien sûr ! Sélène… répondit Diego, visiblement déçu. Oui, évidemment, ça n’est pas la place d’une femme.
–Non, mais oh ! Dites donc… s’indigna la jeune femme, tandis que Poljack approuvait de la tête.
Alvin toussota.
–Hum. Le mieux serait peut-être de lui demander à elle ce qu’elle veut faire, non ? Je ne pense pas qu’elle ait besoin que l’on décide pour elle…
Sélène jeta un petit regard vers le jeune cordonnier. Un petit sourire fugace accompagné d’un froncement de sourcil apparût quelques secondes.
–Merci Alvin, dit elle. Et bien moi je veux venir. Je n’ai pas peur du monstre, ni de ce Scarabulle. Si quelqu’un d’autre veut rester, qu’il reste.
Mal à l’aise, Diego dansait d’un pied sur l’autre et Pierpol commençait à lever la main timidement. Tahal leva les yeux au ciel et renifla avec mépris avant de prendre la parole.
–Tss ! Bon, très bien, j’utiliserai donc mes immenses pouvoirs magiques pour me déplacer par mes propres moyens. Ainsi, personne ne sera bloqué ici.
Baissant la main, Pierpol semblait déçu, tandis que le capitaine fronçait les sourcils. Le mage ouvrit sa besace et en sortit un minuscule tapis. Guère plus qu’une carpette à dire vrai. Semblant se concentrer, il agita les mains selon des mouvements complexes et prononça une formule magique :
–Ego agitare volantis tapete !
A peine eut-il prononcé ces mots, que la carpette se mit à flotter dans les airs, à environ trente centimètres du sol. Diego parut surpris.
–Ah ? Vous faites aussi de la vraie magie alors ? dit-il.
Tahal parut offensé.
–Evidemment, mécréant inculte ! Je suis mage.
–Mais, pourquoi n’avoir pas lancé ce sortilège plus tôt ? Nous aurions gagné du temps à voyager ainsi, dit Sélène.
–Euh… dit Tahal l’air gêné, c’est à dire que je… je… ce sort, est assez complexe voyez-vous, et euh… il est très difficile à lancer sur des grandes surfaces.
–Des grandes surfaces ? interrogea Alvin.
–Oui, enfin : plus grand que ce petit tapis, je n’y arrive pas. Voilà. C’est un tapis une place. Bon, on ne va pas y passer la nuit : vous donnez les sandales aux autres et on y va ?
 


t ainsi fut fait. Tahal s’installa sur sa carpette volante, et Sélène, Pierpol et Poljack prirent place dans la petite barque que Diego et Alvin, chaussant les sandales, entreprirent de tracter avec une corde. Au bout d’une heure on n’apercevait même plus les bords du lac tant la brume était dense. Régulièrement Tahal remontait au dessus de la brume, laborieusement, pour s’assurer de la direction de l’île. Soudain Diego cria.
–Aaaah ! J’ai vu quelque chose passer sous mes pieds !
Tout le monde se mit à regarder nerveusement la surface de l’eau. Lorsqu’une grande ombre passa sous la barque, les deux soldats qui se trouvaient à bord hurlèrent avant de se jeter dans les bras l’un de l’autre en tremblant de peur. La petite embarcation tangua dangereusement. Diego lâcha la corde, et prit ses jambes à son cou.
–Eh ! cria Alvin. Revenez !
Voyant cela, les deux soldats morts de peur, entreprirent de ramer avec les mains, mais, ce faisant, ils déséquilibrèrent la barque tant et si bien qu’elle chavira, projetant ses occupants dans l’eau froide et boueuse du lac de Septime. Tandis que Pierpol et Poljack s’accrochaient à la coque retournée, Alvin se précipita pour saisir la main de Sélène, qui, tétanisée par l’eau glacée, commençait à se noyer.

Un terrifiant dragon!

A cet instant, un long cou surmonté d’une énorme tête, pourvue d’une mâchoire garnie de dents acérées, émergea des eaux à quelques mètres du jeune cordonnier. La carpette de Tahal fit une embardée, et le magicien écarquilla les yeux à la vue du monstre.
–Alvin, dit Sélène d’une voix tremblante, j’ai dit que je n’avais pas peur du monstre… et bien j’ai changé d’avis ! J’ai peur ! J’ai même très peur là, dit-elle en s’accrochant au jeune homme de toutes ses forces.
Alvin lui-même ne semblait guère rassuré. Tandis qu’il évaluait ses chances de soulever la jeune femme dans ses bras et de partir en courant pour échapper à la gigantesque créature, cette dernière dardait son regard perçant sur lui. Ayant relevé son altitude de vol de quelques mètres, Tahal, quand à lui, semblait compulser nerveusement un petit livre – un grimoire ? – à la recherche de quelque chose qu’il ne semblait pas trouver. Soudain, il s’exclama :
–Ah ! J’ai trouvé ! Boule de feu !
Et il se lança dans des gestes compliqués en prononçant la formule :
–Euh..Pila…euh.. ignobiles…euh… imito !
Aussitôt, des mains du magicien jaillit une boule de couleur assez indéfinissable, plutôt marron-cacadois, et de laquelle émanait une odeur putride. La sphère ignoble vint s’écraser avec un bruit spongieux, sur le sommet du crâne de la créature. Celle-ci tourna son regard vers le magicien qui levait un sourcil d’étonnement en regardant ses mains.
–Bon, alors déjà : « de feu », c’est « ignis », et pas « ignobiles », lança le monstre. « Ignobiles », c’est « ignoble », et je vous confirme que votre boule, là, elle émet une odeur assez ignoble. Je doute franchement que ça puisse blesser qui que ça soit, mais avec ce sortilège, vous n’allez pas vous faire que des amis, c’est moi qui vous le dis !
–Ah…euh… balbutia Tahal, les yeux ronds. Vous parlez ?
–Bravo ! Quel sens de l’observation, fit le monstre. Dites, pour devenir magicien vous êtes arrivé premier au concours ?
–Au concours ? demanda Tahal en fronçant les sourcils.
–Bin oui ! Le concours de circonstances ! Non parce que là, franchement…
–Vous êtes un dragon d’eau, n’est-ce pas ? demanda Alvin.
–Tin tin tin tin, tin tin ! chantonna la créature.  Et notre grand gagnant eeeeest… le gringalet pré-pubère ! Oui, je suis un dragon aquatique, aquatilium draco. Sous-espèce dragon des lacs, aquatilium draco lacus.
–Ne nous mangez pas ! implorèrent Pierpol et Poljack, toujours accrochés à la barque, et grelotant tant de peur que de froid.
–Vous manger ? ricana le dragon. Et bien… ça dépend, êtes-vous des algues ?
–Des algues ? demanda Tahal.
–Les dragons d’eau sont herbivores, précisa Alvin.
–Algivores pour être exact, précisa l’intéressé. Je ne mange que des algues quoi !
–Mais… et les pêcheurs que vous avez dévoré alors ? intervint Sélène.
–Les pêcheurs que j’ai… ? Le dragon secoua la tête. Attendez, on parle bien des ploucs avinés du village voisin ? Franchement, je ne mange pas de ça. Ils sont tellement alcoolisés qu’ils passent leur temps à éventrer leurs navires sur les récifs. Et comme les coques sont souvent vermoulues au dernier degré, du fait de leur manque d’entretien dû à une paresse chronique des habitant du crus… Désolé de vous décevoir, ils sont parfaitement capables de se noyer tous seuls. Mais c’est tellement plus facile d’accuser « le moooooonstre du lac », ajouta-t-il avec des trémolos dramatiques dans la voix.
–Mais alors, pourquoi avez-vous surgi ainsi ? demanda Alvin.
–Vous vous dirigez vers l’île située au centre du lac, je me trompe ?
–Oui, en effet, nous…
–Je vous le déconseille. Il y reste de la magie active, et plutôt puissante. Entre nous, même moi je n’y mettrais pas les nageoires. Les derniers à l’avoir fait n’en sont pas revenus. Mais bon, après vous faites comme vous le sentez hein. Moi, je tenais juste à vous prévenir, c’est vous qui voyez. Bon, sur ce, je vous laisse, je n'ai pas fini mon repas.
–Euh…merci, et au revoir monsieur le dragon, dit Tahal.
–Alors déjà, c’est madame, et ensuite j’espère que vous allez réussir à retrouver votre copain. Celui qui s’est sauvé en courant là. Parce que là il est parti tout droit en direction de la frontière, et avec cette brume… enfin, à bon entendeur…
Et la grande créature disparût sous la surface de l’eau. Tant bien que mal, Tahal et Alvin parvinrent à redresser la barque, et Sélène et les deux soldats y reprirent place, trempés jusqu’au os et frissonnant de froid.



es compagnons finirent par atteindre l’île minuscule, au centre de laquelle trônait une grande tour de pierre. Nulle trace de Diego. Ils essayèrent bien de l’appeler pendant de longues minutes, mais il ne se manifesta pas.
Tahal semblait perplexe.
–Qu’à donc voulu dire le dra… la dragonne ? De quelle frontière parlait-elle ? Le royaume s’étend bien au delà du lac de Septime !
Ce fut Alvin qui lui répondit.
–Il y a frontière, et… frontière. Les revendications territoriales du royaume vont bien au-delà, mais en pratique, le lac borde la grande forêt des Sidhes, dans les Terres Sauvages de Cairn. C’est un territoire impénétrable et dangereux, peuplé de créatures magiques pas toujours amicales. Aucun soldat de Roquedur ou d’un autre royaume n’y a jamais mis les pieds… ou plutôt, aucun n’en est revenu. Si Diego s’est retrouvé là-bas, il y a peu de chances qu’on le revoit un jour. 
Leur ami s’était-il perdu dans la brume ? Ou bien était-il retourné à Havreclair ? En tous cas, ils n’étaient plus que cinq à présent. Trempés, par l’eau du lac et la brume, frigorifiés, ils s’avancèrent vers la bâtisse.


Une tour sombre et mystérieuse...
Après en avoir fait le tour, ils constatèrent qu’aucune entrée n’était visible. En l’examinant de plus près, Alvin finit par trouver un fin tracé dans le mur. Cela semblait dessiner deux portes de belle taille, séparées d’environ deux mètres l’une de l’autre. Autour de ces lignes, des symboles mystérieux et à demi effacés avaient été gravés. Entre les deux portes, à hauteur d’homme, un petit miroir était scellé dans la pierre. Alvin identifia les symboles comme étant une forme d’écriture magique. Les lignes formaient apparemment deux portails magiques, qu’il suffisait de franchir pour arriver dans un autre lieu, qui pouvait être très éloigné. Les questions étaient de savoir : pourquoi il y avait deux portails, et où ils menaient. Y avait-il deux destinations différentes ?

–Et le miroir, demanda Tahal, à quoi sert-il ?
Ce fut le miroir lui-même qui répondit : une voix étrange émanant de ce dernier. 

De cette tour magique, nous sommes les gardiens.
L’un de nous est honnête, et l’autre est un gredin.
Qui de nous répondra, vous ne le saurez pas.
Une seule question chacun de vous posera,
Pour pouvoir découvrir quel portail traverser,
Et atteindre bien vite, cet endroit convoité.
Mais prenez garde amis! Car si l’un d’eux vous mène
à l’intérieur du lieu, l’autre la mort assène.


(a suivre...)

2 commentaires:

  1. Quoi ? ! ? C'est toujours pas fini ! Mais c'est les contes des mille et une nuits à nouveau alors ! ! ! :D

    Excellentes références (c'est pas un méta-conte qui lie tous les contes existants, quand même?)

    Quand j'ai lu "les deux soldats qui se trouvaient à bord hurlèrent avant de se jeter dans les bras l’un de l’autre en tremblant de peur." j'ai eu un flashback des Cités d'or avec les deux "aides" de Mendoza, hommage ou simple hasard ?

    Et sinon "au grand dam" j'ADORE cette expression, merci de la propager :D

    Et à quand la suite!!! (OK je sors :D )

    Ah, jolies lettrines au fait (j'avais oublié la dernière fois)

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    1. J'avais prévenu, elle est un peu longue. Et encore, la prochaine promet d'être pire...
      Pour ce qui est de Pierpol et Poljack, j'avoue. J'avais effectivement Sancho et Pedro en tête en écrivant l'histoire. Mais leurs visages trop "dessin animé" ne collaient pas avec le style des illustrations...
      Et la suite arrive. Elle est déjà écrite, il ne manque que les illustrations pour l'accompagner :)

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